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Littérature anglaise - Page 18

  • Ma pluralité

    Hustvedt VPR.jpg« Qu’en est-il des femmes qui écrivent ? Nous avons, nous aussi, des pères et des mères littéraires. Pendant la majeure partie de ma vie, il m’a semblé que la lecture et l’écriture sont précisément les deux lieux de la vie où je suis libérée des contraintes de mon sexe, où la danse avec l’identité de l’autre peut se danser sans obstacle et où le libre jeu des identifications permet de pénétrer une multitude d’expériences humaines. Quand je travaille, je ressens cette extraordinaire liberté, ma pluralité. Mais j’ai découvert que, dans le monde qui m’entoure, l’appellation de « femme écrivain » est encore, sur un front d’écrivain, un stigmate malaisé à effacer, qu’il demeure préférable d’être George plutôt que Mary Ann. »

    Siri Hustvedt, Mon père / Moi (Vivre, Penser, Regarder)

  • Essais de curiosité

    Siri Hustvedt / 1

    Un an avant Le Monde flamboyant, son roman extraordinaire sur le monde de l’art contemporain, Siri Hustvedt avait publié un gros essai : Vivre, Penser, Regarder (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf, 2013). Je vous présenterai ce recueil de cinq cents pages (trente-deux articles écrits de 2006 à 2011) au fur et à mesure de ma lecture. La première section – « Vivre » – contient les essais « les plus personnels », de « Variations sur le désir » à « Fleurs ».

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    Elle l’introduit ainsi : « Après avoir lu les essais rassemblés dans ce volume, j’ai compris que, quelle que soit la diversité de leurs sujets, ils ont en commun leur curiosité constante à l’égard de ce qu’être humain signifie. Comment voyons-nous, nous souvenons-nous, comment ressentons-nous autrui et comment communiquons-nous avec lui ? Que signifient dormir, rêver et parler ? Lorsque nous utilisons le mot moi, de quoi parlons-nous ? »

    C’est une curiosité d’écrivaine et une curiosité scientifique – Siri Hustvedt, diplômée en littérature anglaise à Columbia, s’intéresse particulièrement aux neurosciences  et est chargée de cours en psychiatrie à la faculté de médecine de Cornell. Philosophie, neurosciences, psychologie, psychanalyse, neurologie, littérature, cela peut impressionner, mais elle a fait le choix d’utiliser dans son travail un langage courant qui rend ses recherches accessibles aux profanes.

    Ainsi, pour analyser le processus du désir, elle part d’un souvenir familial : quand sa sœur Asti avait trois ans, elle désirait pour Noël un téléphone Mickey Mouse devenu introuvable. La tension qui s’était installée dans toute la famille était telle que l’arrivée « triomphale » du père, la veille de Noël, les avait mis tous en joie – une histoire qui « prit dans la famille des proportions mythiques ».

    « Ne fais rien que tu n’aies pas réellement envie de faire » : ce conseil que lui a donné un jour sa mère, en lui parlant comme à une adulte, introduit une réflexion sur le cerveau, les émotions, l’empathie et le sentiment de culpabilité.  Fille d’une mère norvégienne et d’un père américain d’origine norvégienne, Siri Hustvedt a parlé le norvégien avant de parler anglais. « Méditations sur le mot Scandinavie » explore la composante norvégienne de sa personnalité « divisée ». Elle rend aussi hommage à la grande poétesse danoise Inger Christensen qu’elle avait rencontrée deux fois.

    Dans « Ma drôle de tête », Siri Hustvedt analyse les migraines chroniques, « affection mal connue » qu’elle a cessé, avec les années, de considérer comme une ennemie. La migraine peut causer des hallucinations, qui peuvent surgir aussi « à la lisière entre veille et sommeil ». Cette réflexion sur les rapports entre « psyché et soma » ainsi que sur le rôle de l’attitude face à une maladie m’a passionnée. Elle se penche aussi sur l’insomnie (« Dormir / Ne pas dormir ») ou encore  sur l’image de soi et « l’idée de ce que nous sommes » véhiculée par la façon dont on s’habille (« Hors du miroir »).

    Vous vous rappelez peut-être son apparition formidable à La Grande Librairie (11/1/2018) où elle était invitée (pour Les mirages de la certitude) avec Paul Auster (pour 4321), Isabelle Carré, Philippe Delerm et Olivier Adam (à revoir sur YouTube – Siri H. y intervient à partir de la 52e minute). L’essai sur le mot « ambiguïté » évoque irrésistiblement son univers romanesque. « Le roman est un caméléon », écrit-elle dans « Jeu, pensées sauvages et sous-sol d’un roman », un bel éloge du genre et une exploration du lien entre mémoire et imagination.

    « Mon père / Moi » est l’essai le plus long de cette première section de Vivre, Penser, Regarder, une trentaine de pages. Siri Hustvedt y parle de la paternité, de l’attitude de son père dans leur famille de quatre filles : il incarnait l’autorité, le patronyme, et aussi l’amour, la bienveillance. (Elle ne s’y réfère pas aux filles du Dr March, mais bien à une série télévisée familiale, Papa a raison.) Cette réflexion sur l’identification ou le conflit entre père et fils, entre père et fille, se termine par des pages très émouvantes sur une conversation entre son père et elle, la première fois qu’ils ont parlé de son œuvre, « comme des égaux ».

  • Le kankourang

    smith,zadie,swing time,roman,littérature anglaise,amitié,danse,apprentissage,angleterre,afrique,célébrité,culture« C’est quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?
    J’interrogeais Lamin, il était censé être mon guide, mais il semblait à peine se souvenir de mon existence, et encore moins que nous devions embarquer sur un ferry pour traverser la rivière et rejoindre la ville, et de là prendre la direction de l’aéroport afin d’accueillir Aimee. Plus rien de tout cela ne comptait à présent. Seul l’instant, seule la danse importait. Et Lamin, comme je pus m’en rendre compte, savait danser. Je le compris ce jour-là, avant même qu’Aimee le rencontre, bien avant qu’elle perçoive en lui le danseur. C’était flagrant à chaque roulement de hanches, chaque hochement de tête. Mais je ne parvenais plus à voir l’apparition orange, la foule était si compacte entre elle et moi que je ne pouvais que l’entendre : ce qui devait être ses pieds martelant le sol, un bruit métallique, et des cris stridents, venus d’un autre monde, auxquels les femmes répondaient en chantant et en dansant. Je dansais moi aussi, involontairement,  pressée comme je l’étais contre tant d’autres corps en mouvement. smith,zadie,swing time,roman,littérature anglaise,amitié,danse,apprentissage,angleterre,afrique,célébrité,cultureEt sans cesser de poser mes questions – « C’est quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? » – mais l’anglais, la « langue officielle », ce lourd manteau guindé que les gens revêtaient uniquement en ma présence, et même alors avec ennui et difficulté, avait été jeté par terre, tout le monde dansait dessus, et je songeai, pour la énième fois en cette première semaine, qu’Aimee allait devoir s’adapter lorsqu’elle arriverait enfin et découvrirait, comme je l’avais fait, le gouffre qu’il y avait entre une « étude de faisabilité » et la vie telle qu’elle apparaissait sur la route ou à bord du ferry, dans le village et dans la ville, chez les gens et à travers une demi-douzaine de dialectes, dans la nourriture, les visages, la mer, la lune, les étoiles. »

    Zadie Smith, Swing Time

  • Swing Time

    Retrouver Zadie Smith avec Swing Time (2016, traduit de l’anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson, 2018), c’est retrouver une conteuse attachée à dire les choses de la vie dans tous leurs détails. Ce roman (parfois trop bavard) s’ouvre sur un jour d’humiliation : en 2008, la narratrice, licenciée, est renvoyée en Angleterre. Quand elle revoit à Londres un extrait éblouissant de Swing Time où Fred Astaire danse avec trois silhouettes, elle comprend que c’est lui-même en fait, ce qu’enfant, elle n’avait pas observé. Avec les années, la perception change.

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    Le récit commence vingt-six ans plus tôt, en 1982, quand elle est encore une petite fille métisse à la peau « marron clair », comme Tracey qui habite une tour pas loin de leur appartement, dans la banlieue nord ouest de Londres, mais dont la mère (blanche) affectionne un style glamour à l’opposé de celui de la sienne (noire) qui prône la sobriété. Toutes deux vont au cours de danse de Mlle Isabel, la fillette au visage long et sérieux en chaussons tout simples alors que la séduisante Tracey aux jolis cheveux bouclés, porte des chaussons de satin.

    Leurs familles sont très différentes. Enfant unique, la narratrice peut compter sur un père aux petits soins, sa mère consacrant la plus grande partie de son temps à lire, à étudier. Le père de Tracey est presque toujours absent, elle prétend que c’est un danseur de Michael Jackson. Difficile de rivaliser avec elle, première au cours de danse, alors que la narratrice aux pieds plats aime surtout chanter des airs de comédie musicale.

    Elles deviennent amies, se voient beaucoup, jouent et dansent ensemble, puis l’école les sépare, jusqu’à ce que la mère de Tracey décide de l’inscrire à la même école, d’un niveau supérieur. Tracey, « secrète et explosive », s’y fait bientôt remarquer par son insolence et rejeter par les autres, mais elles se retrouvent après l’école pour visionner des séquences de film en boucle et imiter les pas des danseurs.

    Swing Time alterne les moments complices et les jalousies d’enfance et d’adolescence avec leur vie d’adultes. Contrairement à Tracey, qu’elle enviait d’être acceptée dans une école de danse, la narratrice, boursière, a obtenu un diplôme universitaire en communication. Elle devient l’assistante personnelle d’une star australienne, Aimee, entourée de toute une équipe vingt-quatre heures sur vingt-quatre : celle-ci l’a prise en amitié quand elle l’a accueillie à Londres pour une chaîne musicale. Sa nouvelle vie l’oblige à une disponibilité totale, au gré des caprices d’Aimee et de ses tournées internationales à grand succès.

    A quarante-deux ans, ses enfants confiés à une nounou qui l’accompagne partout, Aimee est incroyablement jeune et énergique aux yeux de son assistante de trente ans qui ne veut pas d’enfants, en bonne héritière de sa mère qui considère la maternité comme un piège. Celle-ci est devenue conseillère municipale, dévouée à l’action sociale et fière de ses racines jamaïcaines (comme sa mère à qui Zadie Smith dédie ce roman).

    Aimee chante et danse, rencontre beaucoup de gens, sort la nuit. Son grand projet est de faire construire une école pour filles en Afrique, dans un village sénégalais. C’est là que la narratrice découvre les conditions réelles de la vie des gens ordinaires, pour qui « les choses sont difficiles ici ». Les femmes y travaillent sans cesse. Un jeune enseignant tout vêtu de blanc, Lamin, lui explique les us et coutumes et la bonne manière de se comporter. Elle habite chez Hawa, une enseignante d’anglais.

    Ensemble, ils préparent le terrain avant l’arrivée d’Aimee et de son cortège de 4 x 4 – partout où elle se rend, ses assistants ont tout prévu pour que son voyage se passe continuellement dans l’aisance. Préparatifs, contretemps, fêtes, inauguration en grande pompe, il faut sans cesse s’ajuster en tenant compte du grand écart entre la culture des « Américains » (les anglophones d’où qu’ils viennent) et celle des habitants.

    Entre-temps, la vie de Tracey connaît des hauts et des bas, les parents de la narratrice divorcent, tandis qu’elle continue, malgré les rivalités dans l’équipe, à « garantir la simplicité de l’existence » d’Aimee. Quid alors de sa vie personnelle ? Sa mère comprend mal qu’elle se contente de vivre dans l’ombre. Elle devient peu à peu plus critique envers son employeuse qui n’hésite pas à s’approprier le travail des autres et abuse parfois de ses amis africains.

    La danse, la musique, le spectacle et leurs coulisses occupent une grande place dans la comédie sociale de Swing Time. On s’attache au parcours des deux amies (pour certains critiques, à la manière de L’amie prodigieuse) et à la lente prise de conscience, chez la narratrice, des réalités de la vie. « Ce monde d’ambitions et de convictions qui s’enroule autour d’elle met constamment la narratrice en position, au mieux d’accompagnatrice, sinon d’observatrice. Elle reste cette fille qui se cherche. » (Stéphanie Janicot, La Croix)

  • Woolf au Times

    C’est toujours gai de recevoir des nouvelles de Virginia Woolf et voici un petit livre qui porte son nom. Le Paradis est une lecture continue reprend quatre articles écrits pour le Times Literary Supplement (1917-1919), revue hebdomadaire où elle tenait une chronique littéraire. Elle y parle de quatre écrivains américains du XIXe siècle : Thoreau, Melville, Whitman et « Poe’s Helen » (traduction de Cécile A. Hodban).

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    Dans Pourquoi écrire ?, Philip Roth exprime à plusieurs reprises son admiration pour Virginia : « Dans un court essai plein de mordant et d’élégance, Virginia Woolf suggère que le journalisme littéraire soit aboli (estimant qu’il est sans valeur à 95%) et que les critiques sérieux se mettent au service des romanciers, qui ont besoin de savoir ce qu’un lecteur honnête et intelligent pense de leur œuvre. »

    Pour le centenaire de sa naissance, elle fait le portrait de Henry David Thoreau et l’éloge de Walden ou La vie dans les bois. « Et à présent, nous avons la possibilité de parvenir à connaître Thoreau comme peu de personnes sont, y compris de leurs amis. Force est de dire que peu de gens s’intéressent à eux-mêmes autant que Thoreau s’intéressa à lui-même, car si nous sommes doués d’un intense égoïsme, nous faisons de notre mieux pour l’étouffer afin de vivre en bons termes avec nos voisins. » Grâce à lui, écrit-elle, « nous avons le sentiment de voir la vie à travers une loupe très puissante. » C’est aussi pour son centenaire qu’elle évoque les aventures d’Herman Melville aux Marquises et à Tahiti.

    Dans « Visites à Walt Whitman », Virginia Woolf reprend le titre d’un essai de J. Johnston et J. W. Wallace (Visits to Walt Whitman in 1890-1891) : « il est bon qu’il soit réimprimé [en 1917] pour l’éclairage qu’il apporte sur un nouveau type de héros et le genre de culte qui lui convenait. » Comparant la vieillesse de Carlyle et de Whitman, elle écrit qu’ils ont choisi « des chemins si différents, si bien que l’un ne voyait que de la tristesse dans la lumière des étoiles et que l’autre pouvait s’abîmer dans de merveilleuses rêveries grâce à l’arôme d’une orange. »

    Qui était « L’Helen de Poe », sur qui Caroline Ticknor a écrit en 1916 ? Sarah Helen Power Whitman était une poétesse américaine et, selon Virginia Woolf, « de toute évidence, indépendamment de Poe, une personne curieuse et intéressante. » Ecrivant de la poésie depuis l’enfance, elle s’était retrouvée veuve très jeune « et avait décidé de mener pour de bon une vie littéraire. » Les poètes de la région fréquentaient sa maison, « car elle était pleine d’esprit, charmante et enthousiaste. »

    A quarante-deux ans, en juillet 1845¸ « elle était en train de flâner dans son jardin au clair de lune quand Edgar Allan Poe, qui passait, la vit. « Dès cet instant, je vous ai aimée, lui écrivit-il plus tard. […] Votre cœur inconnu parut passer dans ma poitrine – où il demeure à jamais. » Le résultat fut les vers A Helen qu’il composa et lui envoya. » Virginia Woolf raconte la correspondance amoureuse qui s’ensuivit et son échec, Poe n’arrivant pas à sortir de sa « brume d’opium et d’alcool », et elle conclut : « Aussi cynique que cela paraisse, nous doutons que Mrs Whitman ait perdu autant que ce qu’elle a gagné avec la fin malheureuse de son histoire d’amour. »

    Qui connaît bien ces grands noms de la littérature américaine goûtera le sel de ces articles. Pour ma part, j’ai apprécié de retrouver la plume malicieuse de Virginia Woolf dans ce mince opus édité par La Part Commune.